L’éthique, la technologie et l’avenir de l’humanité

Comment définir l’éthique?

Dans notre réflexion sur les jugements que nous portons, nous devrions être en mesure d’adhérer à certains principes éthiques fondamentaux ou de nous opposer à l’application de ces principes dans certaines situations précises. D’un point de vue éthique par exemple, nous devrions pouvoir admettre que les intérêts de chaque individu doivent être traités à égalité. Mes propres intérêts n’ont pas plus de poids que ceux d’autres personnes ailleurs dans le monde, à condition qu’il s’agisse d’intérêts similaires. En partant du principe qu’une maladie donnée provoque des souffrances identiques chez l’être humain où que ce soit sur la planète, nous pensons qu’il convient d’accorder un poids égal à chaque patient atteint de cette maladie, indépendamment de différences d’autre nature.

Ce principe est l’un des fondements de la Déclaration universelle des droits de l’homme et d’autres conventions internationales. L’éthique n’est pas affaire de goût : c’est une vérité qui s’impose d’elle-même, à l’image du raisonnement mathématique ou de la logique. Il s’ensuit que, dans ce domaine, il existe en toute objectivité de bonnes et de mauvaises réponses.

Mais naturellement, à l’intérieur de ce principe d’égale considération des intérêts, il est possible d’exprimer différents points de vue éthiques quant à notre façon de vivre ou de nous comporter. Il existe deux grandes approches philosophiques en la matière.

Selon la première, pour bien agir – en partant du principe d’égalité des intérêts entre individus – il convient de s’efforcer de maximiser la somme totale des intérêts, de favoriser le bien-être et de réduire la souffrance. Généralement associée aux philosophes anglais Jeremy Bentham et John Stuart Mill au XVIIIe et au début du XIXe siècles, cette thèse utilitariste compte encore de nombreux partisans parmi les philosophes contemporains. J’en fais partie.

Selon la seconde approche, associée au philosophe allemand du XVIIIe siècle Emmanuel Kant, il existe un principe d’inviolabilité qui veut que certains comportements soient à bannir car ils sont contraires à la dignité humaine.

Il ne faut pas en déduire pour autant que les utilitaristes n’accordent aucune importance à la dignité humaine. Ces droits sont importants parce qu’ils jettent les bases d’une société qui cherche à assurer le bien-être de chacun, mais cette thèse n’exclut pas la violation de certains droits de l’homme.

Imaginons un train fou à l’approche d’un tunnel dans lequel il entraînera la mort de cinq ouvriers. Si le train est dévié, il n’y aura qu’un seul mort. En tant que partisan de la thèse utilitariste, on pense qu’il faut être prêt à sacrifier une vie pour en sauver cinq.

L’éthique et les droits de propriété intellectuelle

S’agissant des droits de propriété intellectuelle, l’utilitarisme encourage l’innovation et la création dans l’intérêt de tous. Il existe cependant un autre courant selon lequel les droits de propriété, y compris les droits de propriété intellectuelle, sont par essence des droits naturels; il serait donc injuste de priver les titulaires de ces droits de choses qui leur reviennent de plein droit, indépendamment des conséquences. Ce que l’on sait moins en revanche, c’est que dans la perspective du droit naturel, il y a des limites aux droits naturels en matière de propriété. Si, dans un état de nécessité, une personne affamée dérobe par exemple un objet à quelqu’un qui en a à profusion – une miche de pain par exemple – on ne pourra pas parler de vol car selon la théorie du droit naturel, ce type de droit de propriété existe pour nous permettre de satisfaire nos besoins. Dès lors que ces droits nous empêchent de satisfaire nos besoins fondamentaux, ils ne sont plus valables.

Maintenant, à supposer que ce principe soit appliqué à la propriété intellectuelle et aux médicaments nécessaires pour traiter des patients qui n’ont pas les moyens de se soigner, par exemple, il peut en découler une doctrine qui justifie la production de versions génériques de médicaments protégés par brevet à destination de ces patients dans les pays pauvres. Selon cette conception, certains accords internationaux, à l’image de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, prévoient des clauses permettant aux gouvernements d’autoriser la fabrication de versions génériques de médicaments brevetés (au titre de licences dites “obligatoiresˮ) dans certaines situations. Ce type d’approche peut se défendre, aussi bien du point de vue utilitariste qu’au titre du droit naturel et de la défense des droits de propriété.

L’approche utilitariste, qui s’inscrit dans une perspective à long terme, accorde plus d’importance au droit à la protection par brevet, tandis que le droit naturel privilégie les besoins immédiats du patient, lequel mourra faute de traitement. En droit naturel, rien n’est dit sur les générations futures qui bénéficieront de la mise au point de nouveaux médicaments qui n’existent pas encore et qui ne pourront voir le jour qu’à condition que les sociétés pharmaceutiques aient l’assurance de disposer de suffisamment d’incitations financières pour les développer.

S’agissant de relever des défis sanitaires mondiaux, il est essentiel d’adopter cette vision à long terme, tout en reconnaissant qu’il importe de trouver des solutions pour mettre des médicaments vitaux à la disposition de ceux qui en ont besoin. De même, il importe d’éviter que des médicaments efficaces soient disponibles dans les pays riches mais restent inaccessibles dans les pays en développement.

La question de savoir comment inciter les sociétés pharmaceutiques à produire des médicaments pour des marchés où ils seront peu susceptibles d’être rentables sur le plan financier reste néanmoins la plus complexe.

Aujourd’hui, dans les pays riches, un patient peut bénéficier de traitements très coûteux pouvant aller jusqu’à 500 000 dollars des États-Unis d’Amérique par an. Par opposition, dans les pays en développement, il suffit de 3400 dollars des États-Unis d’Amérique pour sauver une vie en distribuant des moustiquaires imprégnées d’insecticide dans les régions exposées au paludisme. Cet écart est trop grand. Pour faire évoluer cette situation, il faudra probablement s’efforcer de sauver un plus grand nombre de vies à moindre coût dans les pays en développement tout en plafonnant le montant des sommes investies pour sauver des vies dans les pays riches.

La technologie et la bioéthique

Permettez-nous à présent d’aborder la question complexe de l’interaction entre technologie et bioéthique.

Dans les années 1950, l’invention du respirateur a permis de maintenir en vie des patients incapables de respirer sans assistance. Cet appareil continue de sauver la vie de patients qui, au bout de quelque temps, se rétablissent complètement. C’est merveilleux. Mais qu’en est-il des patients qui ne reprennent jamais conscience ou qui ne peuvent plus se passer d’assistance respiratoire? Ce problème éthique s’est posé avec plus d’acuité encore dans les années 1960, lorsque le docteur Christiaan Barnard montra qu’il était possible de sauver des vies en transplantant le cœur d’un patient sur un autre. Que faire des patients sous respirateur qui ne reprendront jamais conscience et dont le cerveau ne réagit plus? Faut-il les maintenir sous respiration artificielle pour le restant de leurs jours ou faut-il débrancher le respirateur et les laisser mourir?

La solution a consisté à modifier notre définition de la mort. Jusque-là, selon la législation en vigueur, un individu était déclaré mort lorsqu’il ne présentait plus de rythme cardiaque, de pouls et de respiration. Il a suffi d’ajouter à cette définition l’arrêt irréversible de toutes les fonctions cérébrales, ce qui a permis de prononcer le décès officiel de certains patients sous respirateur. Plus important encore, grâce à cette nouvelle définition, il est devenu possible de prélever les organes de patients artificiellement maintenus en vie alors que leur cœur battait encore et d’utiliser ces organes pour sauver d’autres vies. S’il avait été considéré que ces patients étaient encore en vie, l’opération aurait été en tout point contraire à l’idée kantienne selon laquelle un être humain ne saurait être un moyen de servir les fins d’un autre être humain. Pour éviter cette situation, nous avons changé notre définition de la mort. Ce changement n’était l’aboutissement d’aucune grande découverte scientifique. C’était un choix politique. Cette décision ne rencontra d’ailleurs que très peu d’opposition à l’époque, ce qui est à peine croyable, même si elle reste un sujet de discussion.

Nous nourrissons l’espoir que nous mettrons la technologie au service de l’amélioration de notre qualité de vie, et ce d’une manière plus équitable qui vienne en aide aux plus démunis. C’est dans ce domaine que nous avons le plus à apporter.


Par la suite, dans les années 1970, la technique de fécondation in vitro a été mise au point, permettant à des couples stériles d’avoir des enfants. Grâce à ce procédé, il est également devenu possible de produire un embryon viable à l’extérieur du corps humain et de le transférer à une femme sans lien génétique avec cet embryon. Une femme qui désirait avoir un enfant mais qui était dans l’incapacité de produire des ovules pouvait donc devenir mère. Parallèlement, il est devenu possible pour une femme de louer son utérus et de percevoir une rémunération en tant que mère porteuse. On recense déjà un certain nombre de cas de ce type au niveau international, ce qui pose un problème éthique. Le sort des embryons viables produits à l’extérieur du corps humain, notamment que nous pouvons en faire en termes de dépistage et de modification génétiques, demeure cependant l’enjeu le plus important en ce qui concerne l’avenir de l’humanité.

Destinés à déceler certaines maladies pouvant entraîner une interruption de grossesse, le dépistage et la sélection génétiques en période prénatale sont désormais monnaie courante. Il est également possible d’obtenir le même résultat en proposant aux femmes exposées à un risque élevé d’avoir un enfant présentant une anomalie génétique de recourir à la fécondation in vitro. Après que la femme eut suivi un traitement visant à produire de multiples ovules, lesquels sont ensuite fécondés, les embryons ainsi obtenus sont soumis à un dépistage au terme duquel un embryon sain est transféré dans l’utérus de la femme, ce qui élimine tout risque d’interruption de grossesse et permet à la future mère de porter un enfant en bonne santé.

Ce procédé en soi ne suscite pas vraiment de controverse. Mais au fur et à mesure des avancées de la génétique, des gènes supérieurs à la moyenne seront inévitablement mis au jour. Nul doute que les couples chercheront alors à sélectionner les embryons de manière à avoir un enfant qui présente les caractéristiques souhaitées. À quel avenir de telles pratiques nous destinent-elles? Il est permis d’imaginer la formation d’une structure de classe, d’une aristocratie et d’un prolétariat fondés sur la génétique, où les individus – et à plus forte raison les États – recourraient à la génétique pour améliorer le renseignement, par exemple, afin d’obtenir un avantage concurrentiel par rapport au reste du monde. Bien qu’elle soit assez limitée, il existe aujourd’hui une possibilité de mobilité sociale entre classes qui a son importance; est-il vraiment souhaitable d’y renoncer? En outre, à supposer que l’on décide de ne pas interdire l’utilisation de la technologie génétique à cette fin, comment procéder pour la réglementer et la rendre accessible? Cela mérite réflexion.

Qui plus est, il est fort possible que dans les 10 ans à venir, la technologie CRISPR nous permette de modifier le génome d’embryons. Si ce procédé s’avère sûr et fiable – ce dont nous n’avons encore aucune garantie – la nature humaine pourrait s’en trouver modifiée. On n’y voit rien de mal en soi. L’évolution constante de la nature humaine et de notre patrimoine génétique contribue à notre survie. Il serait erroné de penser que, guidée par une sorte de providence, l’évolution permet d’aboutir au meilleur résultat qui soit sur le plan éthique. De meilleurs résultats sont envisageables : des êtres humains plus intelligents, altruistes et bienveillants par exemple. Il faut peut-être y voir une solution pour protéger l’avenir de l’humanité.

L’intelligence artificielle et l’avenir de l’humanité

Le développement de l’intelligence artificielle est un autre domaine important qui exige une réflexion approfondie. Ces techniques sont de plus en plus souvent utilisées pour réaliser des opérations que les êtres humains savent déjà exécuter. Dans l’industrie manufacturière par exemple, des robots ont pris le relais pour s’acquitter de tâches répétitives autrefois effectuées par des ouvriers en usine. Tout porte à croire que de nombreux autres secteurs feront à leur tour appel à l’intelligence artificielle pour remplir des fonctions similaires. Il est donc temps de réfléchir à la manière d’instaurer une société caractérisée par un volume de travail bien moins important pour les humains mais capable de réaliser des gains de productivité et de les mettre au service de la collectivité – par exemple au moyen d’un régime universel de revenu minimum – le tout en comblant le besoin de se sentir utile qu’éprouve tout individu. Ce défi sera extrêmement difficile à relever.

De l’avis de certains observateurs, l’avènement des machines super intelligentes aux capacités bien supérieures à celles des humains est pour demain. Quelle sera leur incidence sur l’avenir de l’humanité? Décideront elles un jour qu’elles peuvent très bien se passer de nous? Cette perspective inquiétante pourrait déboucher sur une tragédie aux proportions inimaginables en mettant fin à des milliards d’années d’existence sur la planète et en réduisant à néant tout le potentiel perdu des générations d’humains à venir. Nous incombe-t-il, dans ce contexte, de chercher à réduire au maximum le risque d’extinction de l’humanité tout entière? Peut-on envisager que ces machines super intelligentes – dans l’hypothèse où il s’agirait d’êtres doués de conscience – aient en elles-mêmes une valeur intrinsèque équivalente, voire supérieure, à la nôtre? La plupart d’entre nous rejetteront cette idée, en raison peut-être d’un parti-pris instinctif en faveur de notre propre espèce. Cette perspective doit assurément nous inciter à une réflexion plus profonde.

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